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ôñéáñßäçò * ÔÝóóåñéò éóôïñßåò äáêñýùí
thanassis triaridis
LES Graines
de Blé Gravées
À
la mémoire de Thanassis Délidimitriou
(1905-1999)
Of Sur le ravin le plus escarpé du Tonnerre,
qui est le plus haut des monts du Grand Royaume, se
trouve, perché sur le roc, un village dont les maisons sont construites
en
Les hommes ont abandonné le village depuis
Plus personne ne monte jusqu’à
Arbre-de-Plein-Vent. Ce nom a été rayé des cartes et des
livres et personne n’en parle plus, à part peut-être certains
vieillards qui, l’oreille dure, toussent, expectorent tout le temps et
regardent de travers tous ceux qui les approchent. Ce nom leur rappelle une
vieille et effrayante histoire qu’ils veulent effacer de leur mémoire,
une histoire qu’ils souhaitent enterrer dans la peur et le silence
***
Le Tonnerre est un
Ni les vieillards d’Arbre-de-Plein-Vent ni personne
d’autre parmi les anciens villageois ne savaient quand et comment leur bourg
avait été habité. Les hommes et les demeures semblaient
surgir du fin fond du roc. Ils n’avaient non plus jamais pensé à
descendre de leur mont blessé : l’eau de la source, le lait des
chèvres, le parfum des fleurs sauvages qui poussaient sur le rocher
noirci, le souffle du vent, le lever et le coucher du soleil étaient
pour les Arbre-de-Plein-Ventois les plus beaux présents que Dieu aurait
pu faire à l’homme. Que pourraient-ils désirer de plus que tout
cela ? Ils n’avaient pas d’église ; en avoir une leur
paraissait inutile : pour eux, la voûte céleste, de part et
d’autre de l’horizon, était leur église. Ils communiaient le
corps et le sang du Christ avec leurs regards et Lui empourprait le ciel pour
leur montrer qu’il était présent parmi eux, comme partout
ailleurs. Il y avait aussi un serment – dont personne ne connaissait celui qui
l’avait prêté le premier – que chaque Arbre-de-Plein-Ventois
prononçait lors de son quatorzième anniversaire pour signifier sa
maturité : ne jamais lever la main pour frapper un autre homme,
même si sa vie ou celle de ses enfants était menacée parce
que justice serait faite à celui qui accepterait les coups sans
riposter.
Un jour, sur le mont Tonnerre, apparut le roi
Théodore Premier, le Grand Tueur des Infidèles et des Aigles,
comme le surnommaient ses courtisans, ses grammairiens et ses poètes.
C’était lui, ce Théodore, qui durant les premières
années de son règne, s’était acharné et
persécutait tous ceux qui croyaient en un dieu différent du sien.
Après avoir vu tant d’innocents brûler sur les places publiques,
les mécréants qui survécurent s’enfuirent du Grand Royaume
en toute hâte. Dès qu’il ne resta plus personne à condamner
au bûcher, Théodore s’en prit aux aigles. Un des voyants de sa
cour prophétisa que celui qui tuerait le dernier aigle du ciel
deviendrait immortel. Théodore devint comme fou à cause de cet
oracle. Il commença à chasser les aigles comme un enragé
en espérant les tuer tous et surtout le dernier qui le rendrait
immortel. La plupart du temps, il vivait hors du palais et errait dans tout le
Royaume avec sa suite méprisable de courtisans, de saltimbanques,
d’artisans qui lui confectionnaient des arcs et des flèches, de
magiciens et de naturalistes chargés d’empailler les aigles qu’il tuait
et qu’il faisait pendre en dehors de son palais pour que le peuple les
contemple comme un symbole de son règne.
C’est en chassant un aigle qu’il s’est retrouvé
sur le
Évidemment, la jeune fille habitait à
Arbre-de-Plein-Vent. Aucun des vingt géographes qui accompagnaient le
roi ne connaissait ce village. Ils ne se doutaient même pas qu’il y
aurait des gens aussi solitaires qui iraient habiter sur cette montagne
où sommeille la foudre rageuse. Le lendemain matin, le roi
Théodore et sa suite entrèrent dans le village et les clairons
sonnèrent l’hymne royal. Immédiatement, le grand crieur
annonça l’ordre du roi : la demoiselle à qui appartenait le
mouchoir blanc devait être livrée au roi pour qu’elle partage son
lit.
Une demi-heure plus tard, les chefs de famille sortirent
endimanchés et bien soignés de leurs maisons. Ils
marchèrent lentement jusqu’à la place publique
d’Arbre-de-Plein-Vent et apparurent au-devant du roi et de sa suite. Le plus
âgé de tous, raide comme un tronc d’arbre, caressa sa barbe
blanche et prit la parole : « Je m’appelle Constantin,
majesté, et je suis le doyen de cette contrée. Mes cheveux et ma
barbe ont blanchi et depuis toujours je me souviens m’être endormi et
réveillé avec le rugissement du Tonnerre. La demoiselle que tu
désires traîner dans ton lit est la fille d’Alexis. Ce que
celui-ci décidera sera la décision de tous… ».
Dès que le vieillard se tut, un homme aux yeux
bleus et aux sourcils très rapprochés fit un pas vers l’avant. Il
parla d’une voix claire en regardant le roi dans les yeux : « Je
m’appelle Alexis et la demoiselle dont tu as volé le mouchoir est ma
fille. Les serpents, les loups et les faucons m’ont demandé sa main et
j’ai refusé de la leur donner. Je refuserai à toi aussi, je ne te
laisserai jamais abîmer sa beauté… ».
Le roi et les girouettes de sa suite entrèrent
dans une rage folle. Le grand crieur se mit à hurler contre ces paysans
répugnants qui refusaient d’obéir à l’élu de Dieu,
contre ces animaux grossiers qui ne baissaient pas la tête devant sa
toute-puissante magnificence, contre ces canailles et ces insoumis qui
sèment l’anarchie et la désobéissance. Le roi
Théodore lui fit signe d’arrêter. Il tourna son regard vers le
Grand Conseiller du Royaume, un homme étrange et trapu dont on ne voyait
que le blanc des yeux et jamais la cornée. Il parla d’une voix si basse
que seul le roi l’entendit : « Ceux qui apprirent à vivre avec
le rugissement du Tonnerre n’auront jamais peur du fouet de l’homme ».
Après quelques minutes, le Grand Crieur
annonça l’ordre du roi Théodore selon lequel tous les mâles
d’Arbre-de-Plein-Vent, même les enfants et les nouveaux-nés,
seraient exécutés par étranglement. Les femmes enceintes
seraient mises à terre et frappées avec des cous-de-pied
jusqu’à ce qu’elles avortent. Il fut ainsi : les soldats
massacrèrent les Arbre-de-Plein-Ventois durant trois jours. Tous les
vieillards, les hommes d’âge mur, les jeunes hommes, les adolescents et
les enfants furent étranglés. Ils le firent sans rencontrer la
moindre résistance parce que les hommes d’Arbre-de-Plein-Vent
étaient liés à leur serment ancestral : ne jamais
lever la main pour frapper un autre homme, même si leur vie ou
À l’aube du quatrième jour, tout
était fini. Les cent onze corps des étranglés – tous les
hommes du village – furent jetés dans le puits. Dès que les
soldats eurent fini leur sale besogne, les clairons sonnèrent l’hymne
royal et le cortège sinistre s’en alla. L’incident provoqué par
les insoumis fut considéré clos et le roi Théodore
Premier, le Grand Tueur des Infidèles et des Aigles, s’impatientait de
rencontrer l’aigle gris cendré aux yeux de cuivre…
Dès que le roi s’en alla avec son armée,
les femmes sortirent de leurs maisons et se précipitèrent vers le
puits qui désormais était la tombe de leurs maris. Anastasia, la
fille d’Alexis qui sans le vouloir devint la cause de cette tuerie, entendit
les pleurs et, alarmée, sortit de l’entrepôt de charbon où
elle s’était cachée avec sa mère. Lorsqu’elle apprit ce
qui s’était passé, elle bondit et se jeta dans le puits avant que
les autres femmes n’aient le temps de la retenir.
Les femmes pleuraient l’une dans les bras de l’autre
jusqu’au soir. Lorsque le soleil descendit et donna des couleurs
rougeâtres au Tonnerre, l’une d’entre elles qui s’appelait
Déméter s’écria : « Femmes, nous n’avons plus
rien à attendre, nous n’avons plus d’hommes à aimer, plus de
semences pour féconder notre ventre et perpétuer notre lignage.
Jetons-nous toutes ensemble dans le puits, là où se trouvent nos
maris et nos fils, avant que la nuit ne tombe ! ». C’est alors qu’une
voix rauque vrilla l’air : « La nuit est le seul chemin qui nous
reste à prendre… ». C’était Gabriella, la sorcière
répugnante du village,
Effectivement, les femmes du village anéanti
furent convaincues par les élucubrations de la sorcière et
décidèrent d’emprunter le chemin des ténèbres et de
la nuit. Elles étaient désespérées, seules comme
des arbres sans racines, des fleurs sans parfum, des branches sans feuilles et
pourtant, l’une après l’autre, elles sentirent
Aux premières lueurs du soleil, les femmes se
réveillèrent de leur sommeil. La bouche amère et les yeux
cernés, elles s’approchèrent de la margelle du puits. À
l’endroit où les moineaux s’étaient posés, il y avait cent
onze graines de blé – comme le nombre des tués… Dès que
les femmes posèrent ces graines de blé dans les paumes de leurs
mains (elles n’avaient jamais touché des graines de blé), elles
remarquèrent une chose incroyable : sur chaque graine était
inscrit le nom d’un mort. On aurait dit que Dieu les eut gravées l’une
après l’autre…
Il n’y avait aucun doute : les moineaux avaient
apporté les graines de blé de la lointaine vallée rouge
où tout se mesure et est offert avec justice. « Ce blé est
l’âme de nos maris, de nos fils et de nos pères »,
s’écria Déméter, « dorénavant, c’est lui qui
nous nourrira, qui nous fécondera et qui nous conduira dans chacun de
nos pas… ». Et Gabriella rajouta : « Je vous l’avais dit, la nuit
est le seul chemin qui nous reste à prendre… ».
C’est ainsi que chacune des femmes
d’Arbre-de-Plein-Vent prit le grain de blé où était
inscrit le nom de son mari mort étranglé et le posa sous son
oreiller. Et elles dormirent toute la nuit sur leur graine. Il se passa alors
une chose incroyable : toutes les femmes du village, jeunes et vieilles,
tombèrent enceintes. Neuf mois plus tard, elles mirent au monde les
filles et les garçons du blé gravé. Anastasia renaquit de
la graine où était inscrit le nom d’Alexis. Même l’affreuse
Gabriella, la vieille sorcière, fut mise enceinte parce que la sœur
du vieux Constantin lui donna la graine qui portait son nom. Constantin n’avait
pas d’enfants et n’avait jamais dormi avec une femme ; il s’était
marié soixante ans auparavant, mais lorsqu’il se coucha au
côté de sa femme, celle-ci cracha du sang et de la bile verte.
Elle rendit l’âme la nuit de leur mariage et Constantin jura de ne plus
toucher aucune femme. Gabriella fut donc mise enceinte par la graine qui portait
le nom de Constantin. Quand sa fille Angélique naquit, toutes les femmes
dirent qu’elle était le plus bel enfant qui vit le jour à
Arbre-de-Plein-Vent.
Le blé gravé que les moineaux
posèrent sur la margelle du puits pendant la nuit qui suivit le massacre
contribua à la continuation de la vie à Arbre-de-Plein-Vent. Les
mères gardèrent les graines de blé qui portaient les noms
de leurs fils adolescents ou enfants qui périrent ce jour-là et
les posèrent à côté de la veilleuse de Dieu
qu’elles maintenaient toujours allumée dans leur maison. Et quand les
filles arrivaient à l’âge d’être mariées, on leur
donnait une graine gravée qu’elles posaient sous leur oreiller. Et elles
tombaient tout de suite enceintes et accouchaient neuf mois plus tard. Et cela
continua durant toute une génération jusqu’à ce que les
premiers garçons qui naquirent grâce au blé gravé
deviennent des hommes qui se marièrent eux aussi et eurent des enfants.
Et plus personne jamais ne jeta son seau pour puiser de l’eau dans le puits qui
se trouvait sous l’Arbre-de-Plein-Vent parce que c’était là que
les soldats avaient jeté les corps des hommes étranglés.
La nuit que les moineaux posèrent le blé gravé sur la
margelle du puits, sept nouvelles sources d’eau jaillirent du roc
asséché pour ravitailler en eau le village décimé.
Évidemment, personne dans le Grand Royaume
n’apprit que la vie se perpétua à Arbre-de-Plein-Vent. Le roi
Théodore Premier, persuadé d’avoir soumis tous ses sujets,
continua à rechercher le dernier aigle du ciel. Un jour d’automne, il
partit à la chasse dans le Mont du Renard. Avant même qu’il
n’arrive au
Quant au Grand Conseiller du Royaume, cet être
tout-puissant dont personne n’avait jamais vu la cornée, il subit le
même sort que son roi. Les faits se déroulèrent
ainsi : un jour après les funérailles grandioses du roi, le
Grand Conseiller ordonna que l’on prépare le plus vite possible un corps
d’armée en rassemblant les soldats les plus braves. Au Grand Conseil du
Royaume qui prit en charge la succession du feu roi, il refusa de
révéler les raisons et l’endroit de l’expédition qu’il
voulait entreprendre. Il dit simplement : « J’ai beaucoup de
soupçons et c’est pour cela que je m’abstiendrai de parler ». Il
n’eut même pas le temps de réaliser son projet. La veille de son
départ, ayant préparé son armée, il alla
s’endormir. Au matin, ses valets trouvèrent dans son lit un gisant de
marbre qui lui ressemblait. Il portait une chemise de nuit, il serrait les
poings et – chose bizarre –, sur son annulaire, il portait sa bague en or. Il
avait les yeux ouverts et, pour la première fois, son regard ne
provoquait pas l’effroi…
Évidemment, le Grand Conseil fut
bouleversé par ce fait extraordinaire. Qu’était-il arrivé
au Grand Conseiller ? Avait-il été la victime d’un
enlèvement bien organisé ? Avait-il mis en scène
lui-même une mort mystérieuse (et pourquoi alors organiser toute
une armée) ou son corps fut-il véritablement
pétrifié ? Et si cela était, quelle serait cette
force capable de changer la chair humaine en marbre ? Quels étaient
ses projets lorsqu’il fit préparer cette grande armée ?
Après une multitude de réunions qui durèrent des heures
entières, les membres du Conseil décidèrent
d’étouffer cette affaire. Ils ordonnèrent que l’on casse le Grand
Conseiller en petits morceaux, qu’on le charge dans un bateau et qu’on le jette
au fond de la mer, là où personne ne pourrait le retrouver.
Théopompe, le fils de Théodore, fut couronné roi. Le
nouveau Grand Conseiller démobilisa l’armée de son
prédécesseur. La vie reprit son cours dans le Grand Royaume, les
seigneurs demeurèrent seigneurs et les serfs demeurèrent des
serfs… Théopompe et ses successeurs ne se fixèrent pas une
mission différente : ils égorgeaient les infidèles,
brûlaient les hérétiques, flagellaient les faibles,
étranglaient les fous et oppressaient le peuple du Grand Royaume.
Personne ne pensait à escalader le
***
Quatre-vingt-dix-neuf ans s’écoulèrent
depuis la nuit où les moineaux déposèrent le blé
gravé sur la margelle du puits d’Arbre-de-Plein-Vent. Aucune des femmes
fécondées par les graines ne vivait désormais. Elles
rendirent leur esprit au sommeil éternel en vieillissant bien et en
ayant à leur côté des enfants et des petits enfants pour
les saluer au départ de leur grand voyage. Les graines gravées,
âmes de leurs ancêtres massacrés et origine de la
continuation de la vie, demeurèrent près de la veilleuse de
chaque foyer. Les enfants grandirent en écoutant l’histoire du
prolongement de leur lignée comme un conte magique et effrayant. La
nuit, ils se cachaient derrière les rochers qui se trouvaient
près du puits et attendaient de voir les moineaux reposer du blé
gravé et cela malgré leurs grands-mamans qui leur
répétaient sans cesse : « Il ne faut pas attendre
l’arrivée du blé gravé, il faut demander sa
venue ! ».
À cette époque, sur le Grand Royaume,
régnait Théodore III, l’arrière-petit-fils de
Théodore Premier. L’histoire le surnomma Théodore le Roitelet des
Porcelets. Ce Théodore III n’était pas n’importe qui… Il lui
manquait pour ainsi dire toutes les faiblesses humaines. Très jeune, il
fit preuve d’une aptitude formidable à maîtriser ses sentiments et
d’un génie sans égal : à trois ans, il lisait
couramment, à cinq ans, il apprenait des textes entiers par cœur
et, à six ans, lorsque, en pleine leçon, un scorpion venimeux
piqua son précepteur, le jeune prince, au lieu d’appeler de l’aide en le
voyant s’agiter violemment, préféra continuer la lecture du
dixième chant de l’Odyssée.
Évidemment, le précepteur mourut sans l’aide de qui que ce soit.
Quand on lui demanda pourquoi il ne cria pas au secours, l’héritier du
trône répondit impassiblement : « La baguette magique de
Circé m’a enchanté… ». Peu avant son huitième
anniversaire, ses précepteurs annoncèrent à son
père, le roi Théopompe II, qu’ils ne se sentaient plus à
la hauteur de répondre aux colles que le petit Théodore leur
posait. Théopompe était un ivrogne, un débauché
dont l’occupation principale était d’atteindre l’orgasme en
étranglant ses sujets. C’est comme cela, semble-t-il, qu’il avait
tué trois de ses quatre femmes et plusieurs de ses maîtresses.
Seule la mère de Théodore lui échappa en prenant le voile
dans un couvent. Lui, qui n’était même pas capable d’apprendre le
serment impérial par cœur, fut très flatté d’entendre
que son fils était un génie. Il ordonna tout de suite de faire
venir à sa cour les plus grands sages du monde entier : des
philosophes, des mathématiciens, des théologiens, des
thérapeutes, des mages, des grammairiens, des poètes, des
gymnastes, des botanistes, des sculpteurs, des peintres, des musiciens et des
éducateurs de la paix et de la guerre. L’un après l’autre, tous
avouaient que le prince Théodore deviendrait un des plus brillants esprits
de l’histoire.
Son adolescence fut conforme à son
génie : personne jamais ne le vit en colère ou prêt
à perdre son sang-froid. Le jeune prince paraissait n’avoir peur de
rien, ne se passionner pour rien, ni pour les femmes du palais ni pour les
jeunes esclaves de son père ni pour les chasses et les divertissements
luxurieux de la cour. Il n’avait pas d’amis et jetait toujours un regard
glacial aux flatteurs du palais, aux amis de son père et aux jeunes
hommes de son âge qui étaient les fils des conseillers et des
généraux. En-dehors de ses leçons, il allait soit à
Ainsi vint le jour de la mort du roi Théopompe
II. Sa vie pleine d’orgies et de débauche eut la fin qui lui
convenait : Théopompe s’étrangla lui-même en essayant
d’avoir un orgasme. Le jeune prince accéda au trône. Le roi
Théodore III montra tout de suite qu’il était décidé
à changer les choses dans le Grand Royaume. Il fit exécuter en
référé tous les conseillers auxquels son père,
durant ses orgies, avait confié l’administration du royaume. Il forma un
autre Grand Conseil avec de nouveaux membres, changea les gouverneurs de ses
provinces, quadrupla le nombre de soldats dans chaque garde, interdit la
circulation dans la rue après le coucher du soleil et défendit
d’allumer des bougies pour plus de trois minutes dans chaque maison. Ensuite,
il se mit à légiférer : il ne remplaça pas seulement
les anciennes lois, mais pour chacune d’entre elles il en institua vingt
nouvelles. Il inventa de nouveaux crimes effroyables, créa de nouveaux
mots repoussants et mit au point des punitions qui provoquèrent
même la peur des plus dangereux criminels. Pour la première fois,
il forma des Conseils de Surveillance, de Dénonciation et de Censure
ainsi qu’un Conseil Suprême de Contrôle de
Non, le roi Théodore III n’était pas
injuste. Lorsqu’il ordonna que chacun de ses sujets ne possède que trois
habits, un pour les fêtes, un pour tous les jours et un pour
l’apprentissage, il ne fut pas seulement le premier à s’y conformer,
mais il fit fouetter en public tous les membres de la famille royale qui
refusèrent d’exécuter ses ordres. Son frère
Théophile était l’un deux. Quand il institua une loi qui
prévoyait la saisie des propriétés de tous les nobles en
menaçant de mort les réfractaires, la plupart des terres
appartenaient à sa famille : c’étaient les forêts de
ses ancêtres. Enfin, il mit en vigueur une loi qui envisageait
l’amputation de la main au poignet en cas de vol et que ce soit le père
du voleur qui mutile son fils. Il obligea le Grand Général
à couper lui-même la main de son fils unique qui avait volé
une portion de nourriture à l’école militaire.
Le roi Théodore III n’était donc pas
injuste. Ce qui est incontestable, c’est qu’il était
déséquilibré : durant la troisième
année de son règne, il ordonna que l’on dessine à la porte
de chaque maison
Durant la septième année de son
règne, les choses commencèrent vraiment à se
gâter : le roi fit lâcher des milliers de serpents dans toutes
les villes et les villages du Grand Royaume. C’étaient des serpents
étranges de couleur bleue-noire et avec une ligne jaune sur le dos que
Théodore avait demandé à ses naturalistes d’apporter d’une
île secrète située dans les mers d’Orient. Il aurait
sûrement appris l’existence de ces bêtes dans les livres apocryphes
que ses précepteurs lui avaient apportés et que seul lui pouvait
lire. Ces serpents bizarres qui ne mesuraient pas plus qu’une paume guettaient
le regard des hommes dans les endroits les plus étranges. Celui qui les
regardait dans les yeux était condamné : ils crachaient leur
venin transparent dans ses globes oculaires. Aussitôt, le malheureux
tombait à terre en poussant des cris de douleur. Il mourrait
après quelques minutes. La souffrance était tellement
insupportable qu’en s’agitant, l’envenimé se crevait les yeux. Dans ses
décrets, Théodore les décrivait comme « des serpents
de l’humanisation », mais le peuple les appelait « serpents de la
mort » ou « serpents du diable ». Très vite, les gens
marchaient avec les yeux bandés et avec les mains étendues comme
les aveugles par ce qu’ils avaient peur que leur regard ne rencontre celui des
serpents…
Pour la première fois depuis que
Théodore avait accédé au trône, les membres du Grand
Conseil demandèrent une audience. Le roi leur l’accorda tout de suite.
Le Grand Conseiller parla au nom de tous. C’était un vieil aristocrate
qui croyait que le peuple se laisserait mieux gouverner s’il avait plus de
libertés. D’une voix tremblotante – il savait qu’il jouait sa tête
– il dit au roi que personne dans le Conseil ne pouvait comprendre à
quoi servaient les « serpents de l’humanisation », que la panique,
mauvaise conseillère, était sans précédent
auprès du peuple et, enfin, que ces serpents ne menaçaient pas
seulement la populace, ce qui limiterait les dégâts, mais aussi
les nobles, les membres du Grand Conseil et même sa majesté le
roi. Théodore l’écouta avec grande attention. Dès que le
Grand Conseiller eut fini son discours, il demanda aux autres membres s’ils
avaient quelque chose à ajouter. Personne ne prit la parole. Alors, il
parla d’une voix tout à fait lucide comme s’il ne parlait à
personne : « Avez-vous jamais pensé à l’histoire de
Circé ? Comment serait-ce de toucher les hommes avec une baguette
et de les transformer en pourceaux ? Avez-vous jamais pensé
à ce qui différencie les hommes des pourceaux ? Une
vermine ! Une vermine qui excite les hommes et qui les rend arrogants,
orgueilleux, offenseurs, anarchiques, insolents et insoumis, une vermine qui
les fait croire qu’ils peuvent prendre leurs vies en mains. Cette vermine,
c’est la liberté avilissante et je dois l’écraser. C’est cette
vermine que le dessin de
Le Grand Conseil n’osa plus demander nouvelle audience
de la part du roi Théodore III. Désormais, c’était
inutile. Ses membres s’enfermèrent dans leurs maisons et chacun d’entre
eux se mit à implorer silencieusement tous les dieux et tous les diables
pour qu’ils les prennent en pitié. Quand ils sortaient, ils se bandaient
les yeux comme tout le monde de peur de ne pas rencontrer la mort dans le
regard des serpents. Le roi Théodore continua à
décréter pour écraser la vermine de la liberté
avilissante et pour faire peur aux hommes jusqu’à ce qu’ils se
haïssent eux-mêmes. L’année prochaine, il fit construire dans
son palais une porcherie luxueuse et il y hébergea vingt et un cochons
qu’il fit spécialement venir du monde entier. Avant de les accueillir
dans son palais, il ordonna qu’un défilé soit organisé
dans la capitale et que tout le monde sorte dans la rue pour les voir. Il fut
ainsi, mais sur la place du palais, un cochon grogna probablement à
cause de sa faim. Le roi demanda l’épée de son meilleur officier,
s’approcha lentement de la bête et d’un geste rapide comme l’éclair,
lui coupa la gorge. Il se remplit de sang. Un mois plus tard, un autre cochon
arriva en bateau pour prendre la place de l’animal massacré dans la
porcherie du roi.
Durant la dixième année de son
règne, le roi Théodore III s’enferma soudainement pour plusieurs
jours dans son Musée. Il ordonna même que personne ne le
dérange. Quelque chose devait sérieusement le préoccuper.
Quand il sortit, il donna l’ordre de former des troupes d’élite pour une
expédition sur le
Le lecteur nous devine bien : le roi
Théodore III voulait monter au village que son
arrière-grand-père avait détruit quatre-vingt-dix-neuf ans
auparavant. Depuis, personne n’avait escaladé
À Arbre-de-Plein-Vent, lorsque les habitants
apprirent que des soldats escaladent leur montagne, ils ne se firent aucune
illusion sur ce qui allait se passer. Ce fut l’heure d’une nouvelle
épreuve pour eux, mais aussi l’heure de prouver qu’ils étaient
dignes de leur histoire. Cette fois-ci, le souverain n’eut pas besoin du
mouchoir brodé de quelque belle demoiselle. Dès que le roi
Théodore III entra dans le village, le chef des Arbre-de-Plein-Ventois
ordonna à tous les habitants de se réunir sur la place publique.
Ceux-ci s’endimanchèrent et se rendirent solennellement à la
place publique. Ils étaient prêts pour la journée qu’ils
attendaient depuis un siècle. Le roi pouvait faire d’eux ce qu’il
voulait, les moineaux ramèneraient du blé gravé…
Théodore leur parla d’une voix glaciale et
inanimée, comme si un autre parlait par sa bouche : « Il y a
quatre-vingt-dix-neuf ans, un de mes ancêtres visita votre région.
Selon les archives royales, vos ancêtres se révoltèrent et
furent étranglés jusqu’au dernier. Et pourtant, d’après ce
que je vois, votre lignée ne disparut pas de la face du monde… Qui
d’entre vous est en mesure de me donner une explication convaincante à
ce sujet ? »
Le plus âgé des Arbre-de-Plein-Ventois
répondit au roi Théodore. C’était Emmanuel, le vieillard
de quatre-vingt-dix-huit ans qui naquit de la graine qui portait le nom
d’Élias. Il était le seul à être encore en vie parmi
ceux qui virent le jour grâce au blé gravé. Sa barbe
était longue jusqu’aux genoux, il parlait lentement et ses mots
ressemblaient à des coups de
La voix glaciale du roi retentit : « Vous
survivrez comme la dernière fois : vous vous cacherez comme des
lièvres dans les buissons et de la même manière que vos
ancêtres. Vos femmes se prostitueront aux démons qui les mettront
enceintes comme vos mères et vos grand-mères ».
Le vieil Emmanuel parla d’une voix que la
colère avait rendue torturante : « C’est toi le lâche,
le couard et le tueur d’innocents ! Toi et tes ancêtres !
Celles qui se sont prostituées aux démons, c’étaient ta
mère et les mères de tes ancêtres… Si je n’étais pas
lié à mon serment ancestral, j’aurais lavé ta
grossièreté par le sang. Apprends, toi et tes semblables, qu’à
Arbre-de-Plein-Vent, la vie se perpétue grâce à
Dès que le vieillard eut fini de parler, le roi
resta figé comme une statue durant une minute. Ensuite, il se retourna
et pénétra dans sa tente. Il avait entendu ce qu’il voulait. Il
ordonna à son armée d’encercler et de garder le petit village
pour que personne ne fuie dans la montagne. Il s’enferma ensuite dans sa tente
durant une journée entière et ne sortit voir personne.
Le lendemain après-midi, les soldats
entrèrent dans toutes les maisons du village et prirent par la force
tous les blés gravés qui se trouvaient à côté
des veilleuses. Anastasia, l’arrière-petite-fille d’Alexis prit la
graine de son grand-père, la serra dans son poing et refusa de la donner
aux soldats. Ces derniers la couchèrent sur la table et lui
coupèrent la main. Et lorsqu’ils eurent ramassé toutes les
graines, ils traînèrent tous les Arbre-de-Plein-Ventois
jusqu’à la place publique parce que le roi souhaitait leur parler. Des
nuages gris et sinistres s’étaient amoncelés au-dessus du
village. Théodore III les attendait assis sur un étrange
trône de bois. Sa voix était aussi glaciale que la veille sauf
qu’elle devenait criarde quand il prononçait certains sons.
« Mon souhait n’est pas de vous anéantir,
hommes et femmes d’Arbre-de-Plein-Vent… Je ne vous hais point. Je suis roi et
il m’est interdit de m’adonner à la passion, à la haine et
à l’amour. Les paroles de vos vieillards ne me mettent pas en
colère. Je ne suis pas monté jusqu’ici pour punir les dires d’un
vieillard… Je suis simplement venu jusqu’à votre rocher pour
écraser la vermine qui excite l’homme et qui le détourne de son
but… »
« Quelle ne fut pas la stupéfaction des
Conseillers du Royaume lorsqu’ils apprirent que je voulais conduire une
expédition contre votre village. Ils ont pensé que j’étais
fou de vouloir escalader les vulgaires rochers du Tonnerre. Ils
s’étonnent encore maintenant de vous voir en vie malgré la
volonté de mon arrière-grand-père : "Pourquoi je
ne vous fais pas étrangler pour en finir…". Mais ils sont eux aussi
des idiots parce qu’ils sont incapables de comprendre réellement et de
voir le Rêve avec les yeux de l’âme… ».
« Arbre-de-Plein-Ventois, avez-vous jamais
pensé aux raisons qui font que votre sang coule dans vos veines et vous
maintient en vie ? Avez-vous jamais senti que chaque chose contient sa
fin, c’est-à-dire sa forme parfaite ? Avez-vous jamais pensé
quelle serait la forme parfaite de l’homme ? Sûrement pas
« Oui, Arbre-de-Plein-Ventois, la destinée
de l’être humain est de devenir un homme-pourceau immortel et
apeuré. La vermine de l’offense qu’il porte en lui le détourne du
droit chemin. Cette vermine, c’est moi qui l’écraserai. Il aurait fallu
que quelqu’un dégaine la baguette dorée de Circé pour
toucher le corps des hommes et les purifier de leur offense. C’est pour cela
que je suis là, en face de vous… ».
« Je ne suis pas offensé de vous voir en
vie malgré la volonté de mon ancêtre,
Arbre-de-Plein-Ventois… Je ne suis pas vexé de vous voir défier
la mort. Ce qui m’irrite, c’est que vous n’ayez pas peur que votre roi ordonne
que l’on vous torde le cou. Ce qui m’agace c’est votre
intrépidité devant le sabre puissant et la force des soldats. Je
me fâche quand je vous vois vivre sur le
Le roi Théodore III interrompit son
délire insensible et jeta un regard investigateur sur les visages des
villageois. Il leva ensuite sa main qui tenait un sac en cuir :
« Dans ce sac se trouvent les graines de blé gravées qui
fécondèrent les femmes de votre village lorsque leurs maris
furent étranglés. Mes soldats vont les moudre devant vous… Ils
vont ensuite les mêler avec de la farine qu’ils vont pétrir et
transformer en pain. Enfin, ils vont allumer un feu pour le faire cuire… ».
Après avoir prononcé ces paroles, il
donna le sac en cuir à l’un de ses officiers. Les soldats
apportèrent un petit moulin et y mirent une à une les cent onze
graines gravées et les broyèrent lentement. L’effroi obscurcit
les visages des Arbre-de-Plein-Ventois. Les femmes et les plus jeunes
pleuraient silencieusement. Quelques minutes plus tard, les soldats finirent
leur travail. Ils obtinrent une petite assiette de farine. Ils la
mélangèrent à une plus grande quantité de farine, y
ajoutèrent de l’eau et confectionnèrent un pain bien rond qu’ils
firent cuire sur des
Dès que le pain fut prêt, le roi ordonna
qu’on le place sur une assiette en bois et dit aux
Arbre-de-Plein-Ventois : « Voici le temps venu d’écraser la
vermine que vous portez en vous. Celui qui d’entre vous refusera de manger un
morceau de ce pain, il sera étranglé et son corps sera
jeté dans le puits pour qu’il y pourrisse à jamais. Il en est de
même pour les femmes, les enfants et les nouveaux-nés. Ceux qui
mangeront un morceau sans le vomir ne seront pas tués, mais ils
viendront avec moi. Je leur offrirai des richesses, des titres de noblesse, je
ferai d’eux des Conseillers du Grand Royaume et ils auront les pouvoirs dont
ils n’ont jamais rêvé. Parce que de tels honneurs ne conviennent
qu’à ceux qui anéantissent la vermine qu’ils ont dans
l’âme. Je vous ordonne de rester toute la nuit dans cette place. Je
reviendrai demain à l’aube. Jusque-là, vous aurez
décidé si vous souhaitez vivre ou si vous voulez que mes soldats
vous tordent le cou ». Après avoir parlé ainsi,
Théodore III se retira et ses soldats restèrent là pour
garder les villageois.
Aucune voix ne se fit entendre sur la place jusqu’au
coucher du soleil. Dès que la nuit tomba, un léger murmure se fit
entendre. C’est alors que retentit la voix tonitruante du vieil Emmanuel :
« Arrêtez de discuter, Arbre-de-Plein-Ventois… Vous ne comprenez pas
qu’en murmurant ainsi nous jouons le jeu de cet assassin ? C’est pour cela
qu’il ne nous demanda pas de choisir tout de suite et qu’il nous donna toute la
nuit. Il l’a fait pour que nous soyons dominés par la peur et que nous
mangions les âmes de nos ancêtres. Arrêtez donc de discuter
et préparez vous à être étranglés. N’ayez pas
peur pour notre lignée,
Une voix de jeune homme se fit entendre dans la foule.
Au début, elle fut hésitante, mais, petit à petit, elle
devint tranchante et nette : « J’aurais dit la même chose,
Emmanuel, si j’étais comme toi aussi près de la mort… Mais moi je
n’ai pas encore eu le temps de goûter aux plaisirs de l’amour, de vivre
le bonheur de féconder la femme, de voir mes enfants naître, grandir,
tomber amoureux et devenir parents eux aussi… Je n’ai même pas vu le
temps effacer les dessins que j’ai sculptés sur les troncs d’arbres et
la pluie polir toutes les
La voix d’Emmanuel devint tremblotante de
colère : « Tu parles de joie de vie, toi qui te caches dans la
nuit, derrière l’ombre de la foule ? Pourquoi ne dis-tu pas ton nom
pour que ta mère l’entende et apprenne pour qui elle fut en mal
d’enfant ? Tu parles de la joie de tomber amoureux, de féconder la
femme, de mettre au monde et d’élever des enfants, de voir le jour et
d’entendre la nuit… Crois-tu que tout cela n’est régi par aucune
loi ? Sache donc que dans la vie, il n’y a que deux lois :
Les paroles du vieillard provoquèrent de
nouveaux murmures. La nuit était tombée pour de bon. Quelques
instants plus tard se fit entendre une voix différente de la
précédente : « Ce que tu dis n’a rien à voir,
Emmanuel. Tes cheveux blancs ne signifient pas que tes propos sont toujours
justes. Si tu veux parler, fais-le pour ton propre compte et laisse-nous mener
notre vie comme bon nous semble. Tu parles d’une Justice qui, soi-disant, sauva
notre lignée. C’est une très belle histoire à raconter les
nuits où le vent souffle en furie. Mais laissons ces sornettes de côté
parce que notre vie se trouve au bord du précipice. Il n’y a pas de
justice. La seule justice qui soit, c’est le désir passionné de
l’homme pour vivre. Nous sommes tous nés pour vivre. Si je dois ma vie
au blé gravé, peu m’en chaut de le manger pour continuer à
vivre. Et pour que nul d’entre vous ne dise que je ne parle que dans la nuit,
je suis Basile, fils de Denis qui tua le loup aux yeux rouges et qui succomba
à ses blessures peu après son combat inégal. C’est
grâce à lui que les bêtes de notre village furent
épargnées ».
Il y eut une minute de silence après les dires
de Basile. Ensuite, une voix stridente retentit de la foule. C’était
Après Alexandra, le vieil Emmanuel reprit la
parole. Sa voix ne tremblait plus de colère, elle paraissait
désormais couverte d’amertume : « En vérité, ce
roi ne ressemble en rien à ses ancêtres. Ceux-ci étaient
des assassins, des bouchers, des brutes qui s’abreuvaient de sang. Celui-ci vit
en dévorant les âmes humaines. C’est pour cela qu’il est venu
ici : pour anéantir nos âmes. Il sait qu’en nous faisant
tordre le cou, nous allons simplement mourir. Il veut nous détruire pour
de bon et nous faire manger les graines qui nous ont donné naissance. Il
veut que nous nous entredévorions. Voyez comment, avec ses machinations,
il parvient à semer la discorde entre nous et à opposer le fils
à sa mère, à
Une fois encore, personne ne respecta les paroles du
vieil Emmanuel. Peut-être parce qu’il n’y avait pas de vent cette
nuit-là et que les nuages cachaient les étoiles. Dans les
ténèbres, plusieurs tombèrent dans le piège du roi.
Les murmures ne s’arrêtèrent pas, ils devinrent, au contraire,
plus intenses. Ce n’est pas la mort prochaine, mais la possibilité de
choisir que le roi Théodore III leur donna qui tenta l’âme
des Arbre-de-Plein-Ventois. S’ils savaient que leur mort était certaine,
ils allaient tous mourir en gardant leurs principes. Désormais ils
avaient une chance d’être sauvés. Cet homme était né
pour dévoyer les hommes et leur faire oublier
Un peu avant l’aurore, la tension monta entre les
villageois. Les murmures dégénérèrent en dispute.
On entendait plus que des voix, des menaces, des malédictions et des
prières. Il était évident que le village s’était
scindé en deux. D’un côté, il y avait ceux qui disaient
qu’ils ne mangeraient jamais les graines qui leur ont donné naissance
parce que
Au lever du soleil, ils se turent et se
regardèrent dans les yeux. Au regard, il était facile de
comprendre à quel
C’est alors que le roi apparut sur la place publique.
Il savait que le moment était propice puisque ses soldats l’informaient
durant toute la nuit de ce qui se passait. Il avait évidemment tout bien
arrangé. Il ordonna à ses bourreaux de préparer trois
échafauds où il fit exécuter ceux qui à coup
sûr refuseraient de manger le pain avec la formule de Circé. De
cette manière, ils n’auraient pas influencé ceux qui voulaient vivre
avec leurs yeux ou avec leurs paroles. Il évita même toute
négociation avec eux. Il ne voulut pas leur donner une occasion de plus
pour lui montrer qu’ils n’avaient pas peur de lui. Le vieil Emmanuel fut le
premier à monter sur l’échafaud accompagné de ses deux
petites-filles nommées Foi et Espérance. Lorsqu’on leur passa la
corde au cou, le vieillard s’écria : « Père, avec ma
mort, je t’offre une vie nouvelle ». Les bourreaux tirèrent la
corde et les étranglèrent. Leurs mains restèrent unies
même dans la mort. Les soldats n’arrivèrent pas à les
séparer et les jetèrent tous les trois ensemble dans le puits.
Ensuite, on fit monter à l’échafaud douze fois trois malheureux.
Ce furent les vieux et les vieilles nommés Aurore, Matthieu,
Georges surnommé Rapide-Éclair, Jourdain et son fils
Télégone, Michel et Argénis, Anastasia et son fils
Antoine, Florent et neuf de ses dix petits-enfants, Alexandra la veuve de
Denis, Main-d’or, Pierre, Stéphane le jeune, Catherine et ses
triplés, les six Alexis qui étaient nés de la graine
d’Alexis, celui qui avait refusé de donner sa fille à
Théodore Premier pour qu’il n’abîme pas sa beauté, les deux
Déméter et enfin Éolia qui tenait son nom du vent. En
montant sur l’échafaud, ils prononçaient tous la phrase
d’Emmanuel : « Père, avec ma mort, je t’offre une vie
nouvelle ». Dès que la mort s’emparait d’eux, les soldats les
jetaient un à un dans le puits.
Dès qu’il en eut fini avec
eux, Théodore demanda avec sa voix frigide à tous ceux qui
voulaient vivre de faire la queue pour manger le pain qui avait
été confectionné avec le blé gravé. Basile,
le fils d’Alexandra qui, la veille, fut nié par sa mère, alla le
premier avec ses deux enfants. Devant le pain, il dit la phrase :
« Père, avec ma vie, je t’offre une vie nouvelle ». Ensuite il
en prit une bouchée qu’il cracha dans la bouche de son fils, puis encore
une qu’il cracha dans
À la fin, ils étaient plus de mille
à avoir mangé de ce pain. Sur quinze personnes qui en mangeaient,
il y en avait une qui changeait d’avis et qui se dirigeait vers
l’échafaud. Chaque fois qu’il y avait trois personnes
décidées à mourir, les bourreaux, après un signe du
roi, les exécutaient et les jetaient dans le puits. Théodore ne
voulait pas qu’ils soient beaucoup à ne pas obéir à la
formule de Circé. Les autres, après avoir mangé du pain,
allaient, toujours la tête basse, se mettre sur le côté
droit de la place publique d’Arbre-de-Plein-Vent et attendaient les autres.
Tout fut achevé en fin
d’après-midi lorsque les onze Arbre-de-Plein-Ventois qui demeuraient
indécis choisirent enfin ce qu’ils allaient faire. Ils avancèrent
tous ensemble avec hésitation, mangèrent la portion de pain qui
leur était destinée en grommelant entre les dents :
« Père, avec ma vie, je t’offre une vie nouvelle ». Ensuite,
ils allaient se mettre du côté des vivants. Tous les villageois
qui eurent la vie sauve avaient mangé le blé gravé qui
avait continué leur lignée un siècle auparavant. Ceux qui
refusèrent étaient déjà étranglés et
leurs cadavres gisaient dans le puits. La fin fut proclamée par un
conseiller du roi qui annonça ces nombres macabres : cent dix
villageois furent étranglés. Plus de mille avaient choisi de
vivre. Dès que cette fin fut signalée, le roi Théodore III
poussa un cri de triomphe – pour la première fois dans sa vie – en
disant une fois encore la formule antique : « Va maintenant dans
l’étable à porcs, et couche avec tes compagnons ».
C’est alors que se passa une chose
inespérée : de la foule de ceux qui avaient choisi de vivre
sortit une jeune fille qui s’approcha de la dernière miche de pain
maudit qui restait. C’était la belle Angélique, qui avait quinze
ans et qui était l’arrière-petite-fille de quatre
générations de Gabriella,
Ainsi, grâce à Angélique, les
Arbre-de-Plein-Ventois qui périrent ne furent pas moins que les cent
onze malheureux qui avaient été massacrés
quatre-vingt-dix-neuf ans auparavant. Ceci donna de l’ombrage au succès
du roi Théodore III parce que ceux qui refusèrent d’être
touchés par sa baguette magique étaient désormais au
nombre magique. Il se fâcha contre le bourreau qui ne tordit pas tout de
suite le cou de la jeune fille, ce qui lui permit de prononcer ses paroles
mystérieuses. Après l’exécution de la malheureuse, le roi
ordonna à ses archers de tuer les trois bourreaux et pas seulement celui
qui avait tardé. Personne ne comprit le sens de cette décision.
Leurs corps furent également jetés dans le puits.
Mais les Arbre-de-Plein-Ventois qui avaient choisi de
manger le pain fait de blé gravé furent saisis par l’action et
les dernières paroles d’Angélique. Ils tournèrent leurs
regards vers Beau-Clair, le dixième petit-fils de Florent, le seul qui
ne soit pas allé à l’échafaud avec son grand-père.
C’était sûrement à lui que s’adressaient les paroles
d’Angélique puisque, à Arbre-de-Plein-Vent, il n’y avait pas
d’autres garçons de ce nom. C’était un jeune homme de dix-huit
ans, grand comme un peuplier, avec des cheveux et des yeux noirs.
C’était le plus beau garçon du village. Personne ne
s’était douté de ce qui se passait entre lui et la
dernière descendante de Gabriella. Ils ont voulu que leur relation soit
secrète et, la veille, ils décidèrent de manger du pain
pour vivre. En effet, le lendemain, ils se mirent à la queue, lui devant
et elle derrière lui. Lorsqu’il la vit se diriger vers le talon et
cracher sa bouchée, il ne fit pas le moindre geste pour l’en
empêcher. Son regard s’obscurcit et prit la couleur de la cendre. Quand
elle lui prononça ses paroles sibyllines, il resta figé, les yeux
dans le vague, comme si quelqu’un lui avait dérobé l’âme.
Depuis, il resta muet pour quatre-vingt-dix-neuf ans.
Très vite, on oublia Angélique et
Beau-Clair parce que la journée était très chargée
pour tout le monde. Après un nouveau signe du roi, les soldats
conduirent vingt et un carrosses dorés jusqu’à la place publique.
De ces voitures sortirent les vingt et un cochons que leur maître avait
fait venir du monde entier et qui l’accompagnaient dans cette effroyable
expédition. C’est alors que le roi prit le morceau de pain qui restait
et le jeta aux cochons en criant aux hommes stupéfaits :
« Regardez, Arbre-de-Plein-Ventois, le vieux monde sera mangé par
le nouveau… ». En moins d’une minute, les cochons avaient
dévoré le pain et grognaient avec impatience parce qu’ils en
voulaient plus.
Ensuite, le roi croisa les bras et parla à ceux
qui avant les cochons mangèrent de ce pain maudit. Sa voix était
redevenue glaciale et neutre : « Vous viendrez avec moi, Arbre-de-Plein-Ventois,
à la capitale du Grand Royaume. Il y a tout un pays que je dois toucher
avec la baguette de la déesse terrible et j’ai grand besoin de ceux qui
ont mangé les graines qui leur donnèrent la vie. Dorénavant,
je vous considère comme ma suite. Demain nous partirons pour toujours de
ce
La journée se termina sur ces paroles
abominables. Les Arbre-de-Plein-Ventois passèrent la nuit sur la place
publique en digérant le blé gravé. Ils étaient sur
la même place où leurs grands-mères et arrière-grands-mères
avaient senti
À l’aube, ils partirent avec le roi, sa suite
et ses soldats pour la capitale du Grand Royaume. Ils y arrivèrent
après vingt jours. Le roi ordonna que les Arbre-de-Plein-Ventois
habitent pour un mois dans une caserne. Un recensement détaillé des
familles fut effectué. Après un mois, le décret royal fut
annoncé : à chaque famille Arbre-de-Plein-Ventoise
était offerte une maison luxueuse dans le centre de la capitale et le
chef de chaque foyer était nommé dans un poste important du Grand
Royaume. Ils devinrent officiers, magistrats, commerçants, instituteurs
et même conseillers du roi. Personne de l’ancien conseil n’osa manifester
son étonnement auprès du roi et lui demander ce que des gens qui
jusqu’alors vivaient isolés sur des rochers noirs savaient sur les
affaires du pouvoir.
Toutefois, après trois mois, il arriva quelque
chose qui changea l’histoire du Grand Royaume. Le roi Théodore III,
celui que l’histoire surnomma le Roitelet des Porcelets pour l’amour qu’il
portait aux cochons, mourut subitement. Le palais annonça officiellement
que sa mort était due à un arrêt cardiaque survenu durant
son sommeil. Il va sans dire que la vérité était tout
autre.
Quand il revint d’Arbre-de-Plein-Vent, le roi passait
de plus en plus de temps dans sa porcherie. Là-bas, il parlait à
ses cochons en utilisant un mélange de vers homériques et de
grognements. Personne n’osait le déranger. Un matin, Théodore
entra dans la porcherie et n’en sortit ni le premier ni le deuxième
jour. À l’aube du troisième jour, ses officiers
défoncèrent
Tout le monde dans le Grand Royaume fut soulagé
en apprenant la mort de ce roi dément. Son frère Théophile
fut proclamé roi par le Grand Conseil. En une semaine, toutes les lois
de son frère furent abolies et les anciennes furent toutes remises en
vigueur. Par décret, toutes les Chimères furent effacées
des portes du Grand Royaume. Sept cargaisons de hérissons aux
épines empoisonnées furent importées des pays de
l’océan sud-ouest. Ces bêtes furent lâchées dans les
rues pour exterminer les serpents de la mort. La vie au Grand Royaume reprit un
cours normal. Les riches devenaient de plus en plus riches, les pauvres de plus
en plus pauvres, les infirmes mourraient dans les coins de rue et les
aliénés étaient, en temps utile, enfermés dans des
asiles. Tout donc se passait comme toujours et comme dans tous les royaumes du
monde. La seule chose qui resta du règne de Théodore III, du
Roitelet des Porcelets, ce fut les plus de mille Arbre-de-Plein-Ventois qui
à partir de rien se retrouvèrent au pouvoir. Lorsque les membres
de l’ancien Grand Conseil demandèrent au roi Théophile de les
congédier, celui-ci fut formel : « Ceux qui mangent les
âmes de leurs ancêtres deviennent les serviteurs idéaux et
par conséquent les meilleurs seigneurs… ».
***
Les années passèrent et le Grand Royaume
vit enfin des jours de prospérité – du moins, c’est ce que disent
les livres d’histoire. L’armée devint de plus en plus puissante, les
guerres déclarées furent toutes gagnées, les royaumes
voisins capitulèrent les uns après les autres, l’état fut
plus organisé que jamais et la production s’accrut d’année en
année. Le roi Théophile Premier fut succédé par son
fils Théopompe III et ainsi de suite, de père en fils… Tous
furent des rois vertueux et respectables et leurs noms furent inscrits dans les
livres de la gloire. Il est évident que les livres d’histoire mentent.
Le roi Théophile Premier et ses successeurs furent des monstres
sanguinaires : pour remplir les caisses du palais, ils
n’hésitèrent pas à sucer le sang du peuple, à voler
les pauvres, à étrangler les impotents et à arranger des
guerres où des âmes furent moissonnées… Quant au « bon
fonctionnement et à l’excellente organisation de l’état »,
comme en parlent si bien les livres d’histoire, la vérité est que
les quelques riches imposèrent un joug à la majorité
écrasante du peuple. Ils instaurèrent leurs règles, distribuèrent
une peur préfabriquée, des rêves vus et approuvés,
neutralisèrent l’esprit, domptèrent la mémoire, firent
l’éloge de l’esclavage et dressèrent des monuments au mensonge.
Le peuple endurait ses martyres quotidiens et vivait ses quelques joies d’une
manière définie par les seigneurs. Ils vivaient avec le regard
fixé à terre et ne levaient jamais la tête.
Les Arbre-de-Plein-Ventois qui avait mangé les
graines gravées étaient parmi ces seigneurs. Leur
efficacité à ce poste était foudroyante. Ceux qui
jusqu’à hier se nourrissaient du lait de leurs chèvres vivaient
désormais du sang des pauvres avec une facilité sans pareille.
Ceux qui n’avaient jamais fait de mal à personne commencèrent
à déchirer les âmes des hommes. Ils le faisaient comme
s’ils l’avaient dans le sang. Ils se mariaient à de riches aristocrates,
faisaient des enfants, croissaient et multipliaient, prenaient
Les années passèrent. Le village d’Arbre-de-Plein-Vent
et son horrible histoire disparurent de la mémoire des hommes. Ceux qui
avaient mangé le blé gravé étaient devenus
très importants dans le Grand Royaume. Ils avaient évolué
en une caste puissante qui persécutait chacun et le faisait
étrangler à sa guise. Les membres des autres classes
étaient jaloux d’eux pour leurs richesses et leur puissance, mais
surtout parce que personne parmi eux et leurs descendants n’était mort
ni tombé malade ni vieilli depuis le jour où ils mangèrent
le pain du Roitelet des Porcelets. Seuls leurs enfants grandissaient,
devenaient adultes et s’arrêtaient de vieillir quand ils arrivaient
à maturité. Tout le monde considérait que leur
lignée était bénie et des médecins et des mages du
monde entier venaient les rencontrer. Tous les fous et dévots qui
parlaient de l’homme qui désobéissait aux règles de Dieu
et de la nature, le fer rouge les faisait taire en leur brûlant la
langue. Les vieux Arbre-de-Plein-Ventois finirent par croire que s’ils avaient
mangé les graines de leurs ancêtres, c’était parce que ce
fut une volonté divine, qu’ils étaient les hommes d’une
ère nouvelle, des élus qui devaient, pour prouver ce qu’ils
valaient, manger la graine qui leur fit don de vie. Ainsi, finirent-ils par se
convaincre qu’ils eurent raison de manger une bouchée de ce pain et que
c’est pour cela qu’ils ont l’approbation de Dieu… Les autres, qu’ont-ils
gagné en refusant et en mourrant étranglés ? Ils
moururent sans avoir le temps de réclamer leur dû dans la vie. Il
n’y avait désormais aucun doute : ils étaient devenus
lâches face au Temps, à
***
Quatre-vingt-dix-neuf années
s’écoulèrent depuis que les Arbre-de-Plein-Ventois
mangèrent le blé gravé qui contenait l’âme de leurs
ancêtres et qui perpétua leur lignée… Les premiers
symptômes apparurent en été, le jour du
quatre-vingt-dix-neuvième anniversaire de leur sacrilège :
les visages des Arbre-de-Plein-Ventois et de leurs descendants se couvrirent
d’une pâleur mystérieuse. Subitement, la lignée d’Arbre-de-Plein-Vent
qui se croyait immortelle, ceux que tout le monde voyait comme une souche
bénie par Dieu commencèrent à apercevoir sur leurs corps
des marques d’une maladie inouïe : leurs corps commencèrent
à pourrir pendant qu’ils demeuraient encore en vie. De jour en jour,
leur chair se décomposait en laissant surgir leurs os comme des morts
sans sépulture. Ils étaient presque au nombre de six mille
personnes. Il y avait ceux qui étaient très vieux et
âgés de plus de cent cinquante ans (ceux qui avaient mangé
le blé gravé à Arbre-de-Plein-Vent), leurs enfants, leurs
petits-enfants, leurs arrières-petits-enfants qui étaient en bas
âge. Tous devinrent des morts-vivants. D’un jour à l’autre et au
fur et à mesure que l’été avançait, les descendants
des Arbre-de-Plein-Ventois pourrissaient de plus en plus, devenaient de plus en
plus affreux, exhalaient une odeur infecte et avaient des douleurs atroces. Il
ne restait que leurs squelettes puisque leur chair, rongée par les vers,
se détachait et tombait à terre.
Le spectacle était affreusement
indescriptible : on aurait dit que le chien des enfers était
monté sur terre pour dévorer les corps des vivants.
C’était comme si toutes les divinités infernales et mythiques s’étaient
liguées pour engendrer un monstre friand de la chair de ses semblables,
comme si les âmes des ancêtres se réveillèrent dans
le corps de leurs descendants pour se venger de leur blasphème.
C’était un vrai désastre mais aussi une réponse pour les
cadavres brûlés des fous et des sorcières, pour les enfants
des mines qui mouraient atteints de pneumonie, pour les pauvres qui
s’éteignaient dans les coins de rue, pour les restes des soldats
démembrés et pour les dépouilles des serfs
étranglés pour avoir osé voler une poignée d’orge
ou de riz. C’était une réponse pour
Il est évident que les médecins et les
savants du Royaume ne purent rien faire pour les aider. C’était la
première fois qu’ils voyaient une chose pareille et ils prièrent
que ce fût la dernière. Les alchimistes reconnurent qu’ils avaient
à faire avec une force bien plus grande que leur art et qui ne peut
être domptée. Les poètes écrivaient des vers ambigus
sur quelque ange obscur qui n’avait pas d’yeux et qui nous traquait sans cesse
avec ses longs ongles prêts à nous déchiqueter.
Effarés, les prêtres répondirent que Dieu ne pose pas
toujours des embûches au Diable et que le plus souvent, Il brille par Son
absence.
Lorsque les Arbre-de-Plein-Ventois comprirent ce qu’il
leur arrivait, il était trop tard. Tout chancelait sous leurs pieds. Ils
tentèrent de se suicider en utilisant des moyens et des méthodes
inimaginables : ils buvaient du poison, tombaient à la mer avec une
pierre au cou, embrassaient de la dynamite allumée, se jetaient dans des
ravins, se plantaient des poignards dans le cœur, se tiraient dessus avec
des balles en plomb, en argent et en or. Mais en vain : les descendants
des Arbre-de-Plein-Ventois n’arrivaient pas à mourir. C’était
comme si la mort les prenait en aversion. Lorsque le jeune roi Théopompe
VI ordonna que l’on destitue tous les morts vivants de leurs pouvoirs, que l’on
retire tous leurs privilèges et que l’on dresse des bûchers pour
les exécuter, les Arbre-de-Plein-Ventois acceptèrent sans aucune
résistance. Mais ni les flammes n’eurent le temps de consumer leurs
corps. Elles s’éteignirent sans pouvoir réduire en cendres leurs
corps rongés par les vers…
Évidemment, le Grand Conseil du Royaume dut se
réunir pour une fois encore. Ils décidèrent de faire arrêter
les Arbre-de-Plein-Ventois et leurs descendants et, puisqu’ils ne mourraient
pas, de les exiler provisoirement dans la région des Marais
jusqu’à ce qu’on trouve une île déserte pour les y emmener.
Ils les obligèrent également à porter des masques et des
cagoules noires pour cacher leurs traits abominables parce qu’en les voyant,
les habitants du Grand Royaume auraient pu, à cause de l’effroi,
s’abandonner à la désobéissance, à la
révolte et à la destruction.
Les six mille Arbre-de-Plein-Ventois se retrouvèrent
dans les Marais. Chaque famille y arriva avec son carrosse luxueux qui
était surchargé (par habitude et non par besoin) de leurs objets
de valeur qui étaient transportables. Le spectacle était vraiment
étrange : des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants se
déplaçaient en portant des masques grotesques. La première
nuit, les plus vieux allumèrent un grand feu et s’assirent autour pour
discuter. Ce ne fut pas facile : certains criaient et d’autres
maudissaient, priaient et se donnaient de faux espoirs. Les mères
pleuraient, hurlaient et répétaient que leurs enfants n’avaient
rien fait de mal pour voir leur chair pourrir et se remplir de vers. Et toutes
ces voix sortaient de ces masques immobiles et ressemblaient à des
ronflements hagards et menaçants. Combien absurdes sont les œuvres
humaines ! C’est alors qu’une voix se fit entendre : « Femmes,
ne pleurez plus… Nous avons choisi l’Injustice, nous l’avons servie et c’est
par elle que nos enfants sont nés. C’est nous qui avons niché
dans nos corps tous ces vers qui nous rongent aujourd’hui. C’est nous qui avons
choisi de pourrir… ». C’était Stéphane qui parlait, le Grand
Grammairien du Royaume.
Stéphane était
l’arrière-petit-fils du vieil Emmanuel. À l’âge de six ans,
il vit son grand-père monter à l’échafaud du Roitelet des
Porcelets et quelques instants plus tard, ses parents l’obligèrent
à faire la queue pour manger le blé gravé. Il devint Grand
Grammairien du Royaume et les vieux sages disaient qu’ils n’avaient pas vu
d’homme aussi intelligent depuis l’époque de Théodore III. Il
parlait couramment douze langues et il paraissait qu’il avait appris par
cœur le contenu des cent mille codes de
« Mettez-le-vous en tête,
Arbre-de-Plein-Ventois, tout fut perdu pour nous à partir du jour
où nous mangeâmes les graines de nos ancêtres. Jusqu’alors,
nous vivions dans
« Non, nous ne devons pas pleurer et hurler… Ce
qui nous arrive, nous l’avons choisi tandis que ce que nous fîmes aux
autres, nous l’imposâmes sans leur donner l’embarras du choix. Quand les
autres disaient que nous étions de "souche bénie", nous
étions fiers et heureux. Nous nous faisions des illusions en disant que
nos actes étaient justes et que la vraie Justice était en fait
l’Injustice. Voilà ce que nous sommes : nous avons choisi
d’être bourreaux et pas innocents. Ceux qui mettent la corde au cou et
pas ceux qui en ressentent l’étouffement. Nous avons égorgé,
tué, insulté et déshonoré. Nous avons mangé
et digéré ceux qui nous ont donné naissance. Le chien qui
nous dévore le visage et les vers qui rongent notre corps sont
désormais notre seule récompense ».
Telles furent les paroles de Stéphane. Le
silence s’abattit sur toute l’assemblée. On n’entendait que le bruit du
bois que le feu consumait lentement. Un peu plus tard, Basile, fils de Denis et
d’Alexandra, prit la parole. Il portait un masque qui représentait un
serpent : « Ce que Stéphane dit est juste. C’est nous qui
avons planté les vers autant dans nos corps que dans ceux de nos
enfants. Moi je suis celui qui vous a conduit à manger le pain pour
échapper à l’étranglement. À l’époque,
j’avais trouvé les arguments adéquats pour plaider en faveur de
l’injustice. À présent, je ne peux trouver un moyen pour mettre
une fin à nos jours. Même la mort s’est
dégoûtée de nous ! ».
Personne ne prit la parole pour contester
Stéphane et Basile. Les Arbre-de-Plein-Ventois avaient désormais
compris l’injustice qu’ils avaient commise. La seule chose qu’ils
désiraient maintenant c’était de se livrer à
« Écoutez-moi, Arbre-de-Plein-Ventois,
nous allons nous livrer à
Les paroles de Stéphane furent
accompagnées d’un grand murmure qui s’apaisa petit à petit.
Après quelques instants, le silence régna à nouveau sur
cette foule déplorable. Ils se sentaient tous dans l’impasse. C’est
alors que quelqu’un dans la cohue cria les noms d’Angélique et de
Beau-Clair.
Les plus jeunes, c’est-à-dire la
majorité, levèrent les épaules en signe
d’étonnement. Ces noms ne leur disaient rien. En entendant ces deux
noms, les anciens Arbre-de-Plein-Ventois, ceux qui étaient nés
sur le mont Tonnerre, tombèrent en léthargie pour quelques
instants : sous leurs yeux passèrent clairement, l’une après
l’autre, toutes les images atroces de cette journée qu’ils
vécurent quatre-vingt-dix-neuf ans auparavant, lorsque le Roitelet des
Porcelets leur présenta le pain confectionné avec les âmes
de leurs ancêtres. C’étaient des images qu’ils croyaient
tombées à jamais dans l’oubli et qu’ils ne voyaient même
plus dans leurs cauchemars. Évidemment, dans ce rêve bizarre, ils
virent également Angélique, la dernière descendante de
Gabriella, la jeune fille de quinze ans qui abandonna les vivants pour mourir
étranglée afin que les morts ne soient pas moins que les cent
onze noms qui avaient été gravés sur les graines. Ils
entendirent encore une fois les dernières paroles mystérieuses de
la jeune fille lorsque le bourreau, fasciné par sa beauté,
attendit quelques secondes avant de l’exécuter :
« Beau-Clair, l’issue se trouve derrière moi ».
Beau-Clair était le seul Arbre-de-Plein-Ventois
emmené par le Roitelet des Porcelets qui n’était pas devenu comme
ses compatriotes qui s’étaient emparés du pouvoir. Quand son
Angélique mourut devant ses yeux, son regard s’assombrit et il demeura
muet. Personne depuis n’a pu communiquer avec lui. Au début, beaucoup
tentèrent de le consoler en lui disant qu’avec son silence, il n’allait
pas ramener sa bien-aimée et la seule chose qui lui restait
c’était d’oublier Angélique et la bouchée de pain qu’il
avala. Toute tentative fut inutile, Beau-Clair demeura silencieux. Lorsqu’ils
en eurent assez, ils l’enfermèrent dans une cellule du plus lointain des
monastères de
Dans leur désespoir, les damnés se
rappelèrent d’Angélique et de Beau-Clair. Ils se souvinrent
surtout des dernières paroles de la jeune fille s’adressant à lui
et se rapportant à une issue qui se trouvait derrière elle.
Ensuite ils pensèrent à Gabriella, la mystérieuse et
affreuse sorcière qui donna aux femmes d’Arbre-de-Plein-Vent
Ils décidèrent que Stéphane,
Basile et Séphorus se rendent au monastère lointain pour trouver
Beau-Clair et le supplier de les aider. De toute façon, il avait aussi
mangé du blé gravé et devrait lui aussi pourrir. Ils
voyagèrent trois jours en carrosse. Pour arriver jusqu’à sa
cellule, ils durent également voyager durant une demie journée
à dos d’âne. Ils le trouvèrent en train de sculpter un
bâton avec son couteau. Effectivement, la moitié de son visage
avait été mangée par le chien des enfers. L’autre
moitié était belle et épargnée, ce qui faisait une
contradiction effrayante. Malgré le fait qu’il avait plus d’un
demi-siècle à voir quelqu’un, il demeura indifférent
devant les trois hommes masqués. Ceux-ci lui parlèrent et lui
dévoilèrent leur identité. Ils lui dirent tout sur la
malédiction qui frappa les Arbre-de-Plein-Ventois parce qu’ils avaient
mangé le blé gravé. Enfin, ils l’implorèrent de les
aider. Mais lui demeurait toujours indifférent et continuait à
travailler comme s’il était seul. C’est alors que Stéphane
répéta mot à mot les paroles d’Angélique…
Une lueur étrange éblouit les yeux
de Beau-Clair. Il resta longtemps à regarder ses anciens compagnons.
Voyant que ses paroles avaient de l’effet sur lui, Stéphane continua
à lui parler. Il lui dit à propos de
Beau-Clair écrivait très lentement et
grattait le papier avec la plume. Il avait quatre-vingt-dix-neuf ans à
écrire. Évidemment, son écriture ressemblait à des
hiéroglyphes. Seul Stéphane fut capable de la
déchiffrer :
« Chaque soir, j’allais retrouver
Angélique. Dès que tout Arbre-de-Plein-Vent s’endormait, nous
nous rencontrions à la fontaine du Carrefour. On se cachait de tous sans
raison apparente, mais c’était elle qui le voulait. Tout le monde
ignorait notre amour. La nuit que le Roitelet des Porcelets nous emmena sur la
place publique, nous fûmes également traînés dans la
foule. Nous parlions avec des signes pour que personne ne nous comprenne. Je
l’ai poussée à manger le pain qui contenait les âmes de nos
ancêtres. Je ne pouvais pas supporter l’idée de perdre ses
baisers, ce chagrin dans ses yeux, cette peur voluptueuse que je ressentais en
l’embrassant. Elle me répondit par une phrase incompréhensible
où je n’ai entendu que le mot « Justice ». Je lui dis que
« Ne me demandez rien sur
Dès qu’ils lurent le papier que Beau-Clair leur
donna, ils comprirent que celui-ci n’avait plus rien à leur dire. Dans
l’esprit
C’était la seule chose qui leur restait
à faire. En partant du monastère de
Ils arrivèrent enfin à
Arbre-de-Plein-Vent. Tout était là comme ils l’avaient
laissé quatre-vingt-dix-neuf ans auparavant : les maisons, les
petits ustensiles, les fenêtres entrebâillées, la place
publique, le puits, l’arbre au bord du précipice et même les
échafauds où eurent lieu les exécutions. Le vent qui
soufflait était toujours le même. À un certain moment, ils
entendirent un grognement assourdissant : c’était la foudre. C’est
alors que parla Basile : « Arbre-de-Plein-Ventois, enlevez vos
masques. Nous sommes chez nous à présent ».
Effectivement, les six mille morts vivants
ôtèrent leurs masques et les lancèrent au loin. D’un
souffle fort, le tourbillon les emporta et les dispersa aux quatre vents, loin
du Tonnerre et de leur village. C’est alors que les Arbre-de-Plein-Ventois se
regardèrent pour la première fois. En regardant les autres chacun
eut l’impression de se voir lui-même décomposé.
C’était comme s’ils n’étaient pas six mille mais un seul homme
injuste qui, aux confins du monde, cherchait à être mis à
rude épreuve par le tonnerre.
C’est alors qu’arriva ce que Stéphane
espérait : l’énigme fut résolue sur la place
où se confrontèrent
« Beau-Clair, l’issue se trouve
derrière moi »… les dernières paroles d’Angélique
avaient un sens qu’ils ne pouvaient imaginer. Derrière elle,
l’échafaud, le bourreau et l’Arbre-de-Plein-Vent, dans un creux, ils
pouvaient trouver ce qui leur serait offert seulement s’ils le demandaient… Par
ailleurs, ceux qui avaient grandi à Arbre-de-Plein-Vent se souvenaient
des paroles de Gabriella : « Sous chaque arbre, il y a un creux
où se cache le grand secret… ». Cinq générations
après Gabriella, deux siècles moins deux ans après la nuit
où les moineaux apportèrent le blé gravé aux
femmes, c’était Angélique, qui, morte depuis près d’un
siècle, allait offrir
Plus tard, Stéphane prit la parole. Sa voix
tremblait d’émotion : « Cette Fleur Noire que Beau-Clair tient
entre ses mains est le seul chemin qui nous reste à prendre… Sentons-la,
Arbre-de-Plein-Ventois. Il y aurait peut-être une place pour nous dans
les ténèbres qui ne se trompent jamais. Nous avons mangé
jadis les graines de nos ancêtres pour sauver nos vies. Maintenant, nous
cherchons à rencontrer la mort sous n’importe quelle forme pourvu que
nous nous arrêtions de voir nos corps se décomposer. Demandons
à ceux que nous mangeâmes de nous venir en aide et de nous fermer
les yeux. Demandons à
La nuit tombait. Les Arbre-de-Plein-Ventois qui
avaient mangé le blé gravé, avec leurs visages
dévorés par le chien des enfers, s’assirent sur la terre de leurs
ancêtres pour demander ce qu’ils eurent jadis renié. L’un
après l’autre, ils sentirent
Et la nuit tomba. Une nuit qui enveloppe tout, qui
demeure toujours la même, noire, inaccessible et donatrice de grandes
nostalgies, d’antiques espoirs, d’amours haïssables et de confiances
absurdes. Et les Arbre-de-Plein-Ventois, désespérés pour
avoir mangé les graines de leur lignée et pitoyables parce que la
mort leur tournait le dos, regardèrent la nuit en pleine face comme ces
femmes quatre-vingt-dix-huit ans auparavant. Les fantômes, les revenants,
les vampires et les démons encerclèrent ces damnés et
prirent possession de leur âme. Ensuite, surgirent du puits comme des
flammes bleues les moineaux qui étaient cent onze comme ceux qui avaient
refusé de manger le blé gravé. Ils firent deux tours en
l’air et ensuite se posèrent pour quelques instants sur la margelle du
puits. Enfin, ils s’élancèrent et atteignirent des hauteurs
inimaginables…
Les premières lueurs du jour donnèrent
une fin aux épreuves des morts vivants. Ils tournèrent leurs
visages vers le puits : sur sa margelle, il y avait cent onze graines de
blé gravées. Ils s’approchèrent à pas
hésitants. Ceux qui les aperçurent se tournèrent aux
autres et leur dirent que sur chaque graine était inscrit le nom d’un
mort. Le nom de ceux qui, devant le Roitelet des Porcelets, avaient
préféré l’étranglement au lieu de manger
l’âme de leurs ancêtres. On aurait dit, comme jadis, que Dieu eut
gravé ces graines l’une après l’autre…
Basile, fils de Denis et d’Alexandra, celui qui quatre-vingt-dix-neuf
ans auparavant fut le premier à manger le pain sacrilège, ouvrit
son mouchoir noir et y posa les nouvelles graines. Le vieux Séphorus se
rendit à la maison qu’il abandonna en cette maudite journée et
apporta une marmite. Jean, le fils de Déméter la remplit d’eau
provenant de la source des rochers et
Une heure plus tard, la potion étrange
continuait à bouillir. Les Arbre-de-Plein-Ventois
décharnés formèrent une queue interminable. D’un signe de
la main, Beau-Clair leur montra que ce serait lui qui servirait la soupe. Ils
se soumirent tous à sa volonté. Basile fut le premier à
manger de ce potage. Cette fois-ci, il dit exactement le contraire de ce qu’il
avait prononcé quatre-vingt-dix-neuf ans auparavant : « Père,
avec ma mort, je t’offre une vie nouvelle ». Derrière lui, il y
avait Séphorus avec sa famille, Pierre, Jean, Stéphane et les
autres. En mangeant leur soupe, ils répétaient tous la même
phrase parce qu’ils comprirent que les autres ne peuvent naître que par
leur mort.
Celui qui avalait sa cuillérée allait se
coucher avec sa famille près du puits, enlevait ses gants, tendait sa
main efflanquée aux autres et s’unissait avec eux. Ainsi, ils
formèrent une chaîne immense autour du puits. Deux heures plus
tard, la petite place d’Arbre-de-Plein-Vent était remplie de six mille
morts vivants qui, couchés, attendaient
Dès que Beau-Clair eut fini avec les autres, il
but la dernière cuillérée de la soupe au blé
gravé et alla ensuite se coucher en prenant la main du dernier de la
file. Avant de mettre la cuillère en bouche, il parla pour la
première et la dernière fois après quatre-vingt-dix-neuf
ans. Il ne prononça pas la même phrase que les autres. Il devait
un adieu à quelqu’un. Il dit : « Angélique, tu es la
seule issue… ».
Jusqu’à l’après-midi, ils rendirent tous
l’âme. Lorsque le soleil fut haut dans le ciel, il y eut un instant de
silence absolu et brusquement les cadavres décomposés se
métamorphosèrent. Leur chair et leur visage furent
restitués, mais ils demeurèrent morts… Ils avaient tous des
signes d’étranglement au cou. C’est alors que les nuages se
cognèrent brusquement, le ciel s’obscurcit et se fit entendre le
rugissement effroyable du Tonnerre.
***
Les années et les siècles
s’écoulèrent comme des torrents impétueux… Le Grand
Royaume existe toujours, probablement sous un autre nom. Les quelques riches
continuent à mutiler l’âme des pauvres majoritaires et à
leur imposer leurs règles maudites. Le pire, c’est que ces pauvres sont
toujours prêts à manger les âmes de leurs ancêtres si
cela peut les élever au rang de ceux qui les oppressent. Ce n’est que
dans les asiles de fous que l’on rencontre certains malheureux qui parlent avec
Dieu, avec les démons et avec les anges et se livrent jusqu’à la
mort à des illusions perdues, croyant qu’ils peuvent survivre
grâce à
Évidemment, le
Mais si tu oses ignorer cet ordre, tu arriveras
à trouver une brèche dans ce mur, un moyen pour couper les
barbelés ou berner les soldats et leurs machines. C’est alors que tu
escaladeras le roc en passant par des escarpements de toutes sortes. De temps
à autre, tu entendras le ronflement de la foudre ancestrale. Ton
âme sera alors conquise par une peur aussi violente qu’étrange.
Tu continueras à cheminer malgré le
rugissement de la foudre sous tes pieds parce que tu
~
[Le roman court 'Les
Graines de Blé Gravées' a été
écrit l'été de 2001. Il a été
publié en grec le printemps de 2002 par les éditions Patakis. Il
a été ensuite republié dans la collection 'Histoires de larmes' par Thanassis
Triaridis l'automne de 2010 par les éditions Digma.]